Napakutak, l’allée des baleines.

J’ai demandé au pilote de longer le littoral jusqu’au large de l’île d’Arakamchechen, puis de bifurquer sur un axe est-ouest de telle manière à survoler le littoral sud de l’île puis dans sa continuité le littoral nord de l’île d’Yttigran située juste en-dessous.
Au moment où l’avion a bifurqué vers notre droite, je lui ai adressé un signe. À la première colonne, il a tiqué. Je lui ai demandé de regarder droit devant. La seconde, environ à 3 km de distance, se profilait déjà. Arrivé à la deuxième colonne, il n’a pas mis longtemps à percevoir la troisième puis la quatrième, et ainsi de suite.
Ce n’est qu’à la septième qu’il a osé m’interroger :
– C’est quoi ? C’est ça que tu voulais me montrer ?
– Attends. Tu n’as encore rien vu.
À la onzième colonne, je l’ai senti sceptique. Nous avons survolé le détroit de Séniavine, large d’un kilomètre, puis très vite, j’ai perçu la surprise se dessiner sur son visage.
– C’est quoi ?
– Des vertèbres et des crânes de baleine.
Qui blanchis par le gel et le soleil tranchaient étonnamment sur la toundra verdoyante. D’avion, c’était tout simplement splendide.
– Des vertèbres de baleine ?
– Oui.
Deux alignements parallèles de crânes et d’os de mâchoires inférieures de baleine, de 3 à 5 mètres de hauteur, dont l’ordonnancement précis (ils constituent une allée de plus de 500 mètres) ne laisse aucun doute sur sa nature. Je n’avais d’ailleurs pas à lui faire de dessin.
– Un sanctuaire ?
– Le plus grand sanctuaire chamanique de toute l’Arctique.
Il a demandé à Igor si nous pouvions atterrir.
Nous avons marché d’abord en silence. Il était pâle, aussi pâle qu’un os de baleine blanchi par le sel marin et le soleil. Le vide du ciel bleu battait comme un tambour. J’ai à chaque fois la même sensation : c’est un lieu où les esprits sont puissants. Mon corps tout entier battait lui la chamade. Je n’ai aucune gêne bien entendu à évoquer les esprits qui rôdaient dans ce lieu ancestral. Il les sentait lui aussi. Mes kèlys sont comme ses xapiri.
L’herbe, tendre et grasse, si grasse qu’il semblait qu’elle soit encore nourrie de graisse de baleine, était d’un vert foncé, presque translucide à certains endroits. Des trous étaient présents ici et là. Ce sont des fosses à viande, lui ai-je répondu. Il m’a juste interrogé du regard.
– Oui, c’était sans doute des fosses de stockage.
– Le site date de quand ?
– Sans doute du xive siècle.
– Pourquoi spécialement ici ?
– Nous ne savons pas exactement. Sans doute parce que nous nous trouvons ici, même aujourd’hui, sur un chemin de migration important des baleines. Le site était sans doute à la fois un point de base pour la chasse à la baleine, un lieu d’échange et surtout un lieu de culte et de sacrifice. Vu les difficultés à transporter les cadavres de baleine, ils faisaient tout au même endroit.
– Qui, ils ?
– On ne sait pas trop. Un groupe de chamanes, des hommes initiés en tout cas, qui venaient ici pratiquer des rites chamaniques, invoquant l’esprit-baleine pour faciliter la venue d’Aghwook, la baleine franche du Groenland.
– Comment est-ce possible que ce site n’ait pas plus de publicité, ne soit pas mondialement connu, comme Stonehenge par exemple ?
– On ne voit que ce qu’on est préparé à voir d’une certaine manière. Les premiers explorateurs de cette région n’ont rien vu. Et puis je dois bien avouer que notre peuple est resté assez discret à ce sujet, de peur qu’il ne soit détruit. Sous le régime soviétique, beaucoup d’entre nous, mon père, mon grand-père, continuaient à y venir régulièrement en tout clandestinité. Il n’a été découvert qu’en 1976 par un explorateur russe. Plus tard, en 1990, un anthropologue français est venu ici. C’est le premier à avoir clamé que ce site était prodigieux. Il l’a même comparé au temple de Delphes.

Ce passage a beau être extrait de mon prochain roman, Zoopolis (en janvier, sur Librinova), ce site n’est pas une fiction. Et ce qu’en dit cette chamane tchouktche n’a rien de fictionnel non plus.
Ne parlons pas de découverte : ce site est fréquenté depuis des siècles par des initiés. Un des premiers à l’avoir remarqué, à en avoir fait la publicité est un anthropologue français, Jean Malaurie, fervent défenseur des peuples du Nord et par ailleurs fondateur d’une collection mythique, Terre Humaine. Il vient de publier ses mémoires, De la pierre à l’âme, dans lesquels il ne revient que très peu sur ce site, nous renvoyant pour l’essentiel à l’Allée des baleines, fascicule publié chez Mille et Une Nuits, lui-même extrait de Hummocks (Plon, 1999) , qui reste à travers le temps un monument d’anthropologie, de carnet de bord et de réflexion épistémologique.

D’abord, où est-ce ?
Regardez.

Carte du détroit de Béring et localisation d'Yttigran
Au milieu, un zoom sur Arakamchechen et Yttigran, à droite une image satellite.

Nous nous trouvons là sur le promontoire extrême de l’Asie. Juste en face, l’Alaska, Nome plus exactement, muni d’un aérodrome et d’un port, où débarquent désormais, régulièrement, des flots de touristes (plus d’un millier), vomis par des paquebots de luxe.
Malaurie indique bien qu’Yttigran était un « carrefour », au croisement de plusieurs villages, en tout cas « le secteur le plus densément habité du promontoire de la Tchoukotka ». Une foire à la baleine se serait-elle tenue là, les fosses constituant un point de stockage pour la viande ?
Pour les Yupiks, le site était simplement utilisé pour le dépeçage des baleines et le stockage de leur viande, comme l’atteste d’ailleurs (merci Wikipédia), « l’étymologie du nom yupik de l’île : Sikliuk, de Siklyugak, qui signifie « stockage de viande ». Le site en lui-même, Napakutak signifie littéralement, en yup’ik, « endroit où il y a des poteaux ».

Cette explication ne dit rien pourtant de la fascination, encore vivace au moment où Malaurie visite le site (en 1990), de la population locale pour ce lieu (qui « exerce une telle attraction, qu’ils continuent de le visiter en secret »). Ladite population qui, persécutée par le gouvernement soviétique (les chamanes étaient notamment déportés dans les camps), n’avait aucune raison de révéler son secret, et ne se confiait guère sur la question, même à Malaurie (« c’est très ancien et nous ne savons pas clairement »).

Voici sa description, synthétisée :

  • Sur Ittygran, au lieu-dit Chutochka : deux alignements parallèles d’est en ouest, de crânes (13 groupes de 47 pièces au total) et d’os de mâchoires inférieures de baleine (34 pièces), de 3 à 5 m de haut, légèrement incurvés et dressés comme des poteaux, plantés dans la terre, à intervalles réguliers : cette allée, de 550 mètres de long, s’étend le long de la côte.
  • Ensuite, le détroit de Séniavine, large d’un km.
  • En face, sur l’île d’Arakamchechen, une seconde allée, de 11 colonnes espacées chacune de 3 à 5 km, « de telle sorte qu’à partir de chaque colonne on puisse voir la suivante et la précédente ».
  • Pour être tout à fait précis : sur une partie du site d’Yttigran, signalons la présence de fosses à viande et celle d’un chemin de pierre de 50 m de long environ qui mène à une plate-forme ronde. Au centre, entouré de pierres, un gros rocher plat ; à côté, un foyer avec des traces de cendre.

Pourquoi, comment, les nombreux explorateurs qui ont passé le détroit de Béring n’ont-ils pas vu l’Allée des Baleines ? Imagine-t-on, nous suggère Malaurie, James Cook arrivant sur l’île de Pâques et ne voyant pas les statues ?
Oui, peut-être bien à cause du brouillard et des intempéries (le climat n’y est pas le même que sur l’île de Pâques, c’est exotique mais pas tropical). Ce n’est qu’en 1976 que des archéologues soviétiques le remarquent enfin (alors que le site date du xive siècle). Les architectes de cette allée seraient « une confrérie d’hommes initiés, qui auraient pratiqué au haut Punuk [l’ancienne culture des baleiniers du détroit de Béring] des rites chamaniques facilitant la venue d’Aghwook ». Ils sont cependant restés muets sur son ordonnancement précis, qui ne laisse aucun doute sur sa nature. C’est Jean Malaurie (toujours), aidé de Charles Morazé, qui a découvert que « sa structure chamanique savante se fonde sur un ordre du monde régi par une numérologie d’origine chinoise inspirée du Yi-king, le plus ancien livre de divination chinois ». Ce qui met en lumière la filiation de ce chamanisme avec la pensée chinoise, plus précisément avec le taoïsme, rendue possible par les migrations qui conduisirent des peuples d’Asie centrale jusqu’au cercle arctique. Détail que nous souhaitait pas dévoiler le régime soviétique qui voulait faire de ce lieu un site russe par excellence.

Depuis quelques temps, on trouve plus de photos de ce site sur le Web : la fonte des glaces tardive (désormais en avril) et leur retour également tardif (janvier) ont ouvert le mythique passage du nord-ouest (qui n’était jusque-là praticable que pendant l’été arctique, d’une durée moyenne de trois mois) à la navigation. Des paquebots de luxe croisent désormais dans le détroit. Le tourisme de masse représente-t-il une opportunité ou une menace pour Napakutak, l’Allée des baleines ? Je vous laisse juge.