Il y a 60 ans mourait le poète américain William Carlos Williams

Chutes de la rivière Passaic, Paterson, New Jersey. Crédit : Merle Allen, photograph.

Je ne vous dirais que deux ou trois choses de lui. Il ne quitta presque jamais Rutherford, New Jersey (où il est né), contrairement à son ami d’adolescence, Ezra Pound. Il pratiqua toute son existence le métier de pédiatre et celui, artisanal, de poète – deux vocations qu’il parvint à faire coexister. Il reste pour moi la quintessence de la poésie sensible, simple et néanmoins extraordinairement inventive, celle qui refuse l’hermétisme et la prétention. Celle qui, envers et contre tout, est connectée au monde, à sa prodigieuse diversité, et à la vie, jusque dans son quotidien le plus banal. Même dans ses expérimentations prosodiques, Williams est, toute sa vie, restée à hauteur d’homme. Son œuvre ne fut reconnue que tardivement, mais eut une postérité prolifique. De nombreux poètes américains – ceux du Black Mountain College notamment (Charles Olson, Robert Duncan) – ont dit l’importance et l’influence de son œuvre. Il publia son premier recueil à l’aube des années 20, fit partie dans les années 30 de l’aventure objectiviste (en compagnie de George Oppen et Louis Zukofsky), publia son opus majeur, Paterson, en 1946 (qui reste un des jalons majeurs de la poésie nord-américaine) et jamais ne cessa d’écrire. Son œuvre compte une trentaine d’ouvrages. Certains ont été traduits ou retraduits ces dernières années, notamment par Yves Di Manno (Paterson, aux éditions José Corti) et par Valérie Rouzeau (aux éditions Unes). Il inspira enfin Jim Jarmusch pour son film Paterson.

à quoi je pense là ?
à cette vieille
salope
d’Eliot
qui autrefois
pourrit le printemps
&
à
toi
mon cher
vieux
“Bull” oui je pense à toi

la rigueur de la beauté c’est un coup de silex
à la mesure du monde il faut de la cadence et de la souplesse dans cette cadence

tout se joue à l’oreille
histoire d’équilibre interne


et sur la page aussi la disposition des lettres

la beauté
ppffff
nous l’avons baisée
et rebaisée

sans lui conter
levrette  disaient-ils
t’as vu la gueule qu’elle

                        se paie

comment inventer       le nouveau                   les marges sont tellement
larges

                                                                       la rime
honnie
ne reste qu’un squelette qui ne danse plus
sur la page

même quand il cherche l’espace


la rigueur la vigueur
voilà tout                     ni l’écho lointain d’un rêve  ni l’idée sans chair

                                               ni la chair sans voyage

                                   vie       densité   quelque chose qui ne ressemble à rien
énergie peut-être   douce et folle énergie  feu de joie qui monte haut dans le ciel et coure
devant toi

mon cher vieux-“Bull”,

je te revois
griffonnant fiévreusement entre deux patients
dans ta vieille Ford
garée dans une allée de cette ville de banlieue
que tu n’as pas quittée
pour l’Europe
New-York
ou la Californie

l’homme d’un lieu
ta peau a le
grain américain
du vieux-barde

sur ton carnet
quelques mots
qui t’ont éraflé traversé tourmenté
pense-bêtes
un élan
suspendu
auquel tu redonnes
vie
le soir
lâchant ces bêtes folles
sur la page

mon cher vieux-“Bull”

il y a aujourd’hui cinquante ans que tu es mort je m’en souviens comme si c’était hier
j’aime chez toi
l’idée que l’imagination
porte le réel ne le fuis pas
la gentiane
et la carotte sauvage

l’herbe sèche la grive
et le pivert
tacheté de rouge

le nigelle aussi

&

le feu en dedans mis sous l’éteignoir
de ton quotidien
modération
tu côtoyais la vie la mort
dans ce qu’elles ont de premier
la mise au monde
de l’autre côté l’échappée belle
comment des théories auraient-elles pu se défendre
de telles proximités ?

une nouvelle mesure
pas de prophétie
tu n’as pas les pieds plats
et le lombric épouse
la courbure du monde
pas de doute c’est le nôtre on ne peut plus
familier
le clochard du coin
une prune dans un frigo
une brouette dans un jardin
&
autre
chose

le regard clarifié

as-tu lu            Saigyô ?                       Ryôkan ?         Bashô ?

mon cher vieux-“Bull”,

tu ne brandis pas
tes poèmes
comme des armes
des leçons des mystères
ou d’autres leur arrogance

tu m’as transmis
une posture
celle de ne pas refuser mépriser
mon innocence
je ne suis plus dupe
des non-dupes
elle n’est plus cette coquille vide
pourrissant dans une décharge
depuis des lustres

vivre sans remparts

les Puritains
disais-tu
ont dû se fermer au vaste monde
n’ayant en eux aucune curiosité aucun émerveillement face au Nouveau Monde
ils ne savaient que garder leurs yeux bandés
leur langue bien rangée dans leur bouche
leurs oreilles assourdies
par la monotonie des hymnes
et leur corps confinés
dans des habits étroits

je me souviens aussi

du 9 Ridge Road, Rutherford
de Flossie
et de la fraîcheur
de l’asphodèle
qui n’a rien d’une fleur bleue

de tes Korégraphies expérimentales

de ton admiration pour Soupault quelqu’un de très drôle vraiment drôle
et de ta traduction des Dernières Nuits
de Paris

de l’Anthologie Objectiviste publié aux éditions TO en 1932

du chien de Paterson qui erre la truffe au vent

du noyer blanc et du cornouiller
des bois de Kipps

de ta conception de la mémoire
vue comme une manière
d’accomplissement
une manière de renaissance
                      et même
une initiation

premier usage
assumé –
division en trois pieds variable
dessinant sur la page
des degrés –
du vers triadique

du moineau trémoussant
ses ailes
dans la poussière

de ta différence et de ta solitude

incommunicado
de tes sens exacerbés
sans cesse
en éveil
tu étais sans doute
sur-dou-é

de ton premier souvenir, en 1888
grelottant seul
dans le jardin enneigé
& de ta mère intransigeante

de H.D.
et d’Ezra Pound
te lisant ses premiers poèmes
dans ta chambre d’étudiant
à Phillie, Pennsylvanie

&

de ta colère
1924 après dada table-rase
à la sortie de The Waste Land
cultivé académique élitiste
chez toi
c’est la vie
toujours nouvelle et dépourvue de règles
qui prolifère
une vie que tu allais chercher
en dehors des bibliothèques
dans la rue
dans la bouche des mères polonaises
parce que rien n’est séparé

de ce qui te distingue
d’Ezra Pound
au-delà de cette morgue érudite
les Cantos ont fait long feu
la culture qui les porte s’éloigne lentement de nous
comme la barque qui dérive vers Avalon s’enfonce dans la brume
pour devenir
imperceptible

tes poèmes poussent encore
leurs surgeons
au milieu des décombres

voici cinquante ans qu’on ne cesse de découvrir ton œuvre
qui ne se donne pas
d’un bloc
de nouvelles traductions
la mesure de la Musique du désert
ne redouble pas
celle du Printemps
il m’a fallu du temps pour saisir  les fils
qui traversent tes livres
pas de méthode arrêtée
pas de champs clos
pas de genre interdit
une œuvre au désir constant
d’occasions aussi
de tocades
de tentatives
parfois ratées
que l’on peine
à coudre les unes aux autres
c’est là où la vie t’avait mené
tu ne fus jamais très soucieux
de postérité

tu cherchais
tu as affiné tes choix
mon cher vieux-“Bull”
ne te fâche pas
si je te dis
que
tu étais
un bricoleur
hors dogme
faisant feu de tout bois
osant
expérimentant
décloisonnant
empirisme jamais nommé
qui irrigua toute ta vie
oui la forme n’est jamais
qu’une extension du contenu
des idées incarnées
dans des objets poétiques
la vivacité de la sensation
et l’objectivité des choses
écrivait Octavio Paz

qui cisela une

poésie du concret
le vide et ce qui arrive

voix claire
audace prosodique
intelligence du réel
intelligence du cœur aussi

& cette langue impure
qui prenait la couleur
de l’instable
marchait de traviole

furent des porte-voix
qui ont mené tes chants
jusqu’à moi

dans le clair-obscur
je ne cherchais pas
l’aura d’un maître

ta postérité fut tardive
hasardeuse
ta descendance prolifique
pas de disciples
des reconnaissances

mon cher vieux
William Carlos
Williams

quel drôle de nom
tu portais

il y a
cinquante ans
que tu es mort

aujourd’hui
quatre mars deux mille treize
en signe
de respect
et d’affection

face contre terre
je m’incline

devant toi.

Montreuil – 4 mars 2013

post-scriptum –
au fait je les ai goûtées ces prunes,
elles étaient chaudes et sures – le prunier,
le jardinier a oublié de le tailler l’hiver dernier.