Un corbeau, sur un arbre perché.

Maruyama Ôkyo, Paysage et cascade.

Vous vous êtes peut-être dit, ça y est, les araignées qu’il avait au plafond ont définitivement pris le pouvoir, il se prend pour Black Hawk ou Sitting Bull. Je ne démentirai pas. Les araignées tissent lentement, nuit après nuit, leur toile dans mon cerveau, et je vénère l’esprit protecteur de ce corbeau, mon animal totem. Rapport à mon prénom, Bertrand, qui signifie tout simplement, en germanique ancien, corbeau (hramm) brillant (berht).

Poe de chagrin, pensez-vous peut-être, réminiscence baudelairienne même, ajouteriez-vous alors : il n’en est rien. Pas de corbillard, pas de cimetière gothique ni de minuit lugubre : mon corbeau, espiègle, farceur, joyeux, palabre, ricane, et, semblable à Heckle et Jeckle ou au trickster, ce personnage mythique, insolent et fripon, d’Amérique du Nord, joue plutôt du côté de la vie que de la mort. Il me va bien, m’accompagne, traverse mes textes, tantôt présent à la manière d’une trace fugace (pareil aux caméos d’Alfred Hitchcock, qui apparaît fugitivement dans trente-sept de ses films), tantôt personnage à part entière, comme dans Zoopolis, mon dernier roman (ce n’est d’ailleurs pas un corbeau, mais une corneille – c’est du pareil au même : même famille, celle des corvidés, même intelligence, celle d’un primate honoraire, même sens aiguisé du territoire).

J’aurais pu choisir bien d’autres illustrations pour incarner l’icône de mon site, mais celle-ci, outre d’être dans le domaine public, se trouve être une peinture japonaise. Je ne peux pas dire que cet univers me soit familier, mais j’ai, au fil des ans, développé une curiosité et une appétence pour certains traits de cette culture – entre autres, le bouddhisme zen et la tradition du haïku.

Ce corbeau est une peinture d’Ōkyo Maruyama (1733-1795), qui remit au goût du jour la peinture naturaliste chinoise, celle notamment des fleurs et des oiseaux. Il n’était pas qu’un simple rejeton tardif de l’esthétisme décoratif : Maruyama cultiva les genres et les styles les plus divers, et se passionna pour l’Occident, qu’il découvrit au milieu du siècle, grâce au megan-e, ce dispositif stéréoscopique, apporté par les Hollandais, qui permettait d’agrandir l’image et de créer un effet de profondeur. Maruyama réalisa, pour le compte d’un marchand de curiosités de Kyoto, un grand nombre de gravures et d’estampes (où il utilisa la perspective occidentale) destinées à ces boîtes à images.

Il avait déjà cependant en tête de produire quelque chose de différent : il fonda ensuite le shasei-ga (l’école de la peinture réaliste), qui se révéla une brillante synthèse d’apports étrangers (européens et chinois) et de techniques traditionnelles séculaires (celle du vague et de l’estampe par exemple).

On lui reprocha, à tort le plus souvent, sa préciosité, on loua sa précision ahurissante et son sens du détail. Maruyama pratiqua cependant tous les genres de peintures, et dès lors peignit des tableaux très différents les uns des autres. Difficile par exemple de lui attribuer, au premier coup d’œil, les deux estampes présentes sur cette page.

Et ce corbeau, alors ? Eh bien, je dirais qu’il est : d’ascendance chinoise, doté d’un bon potentiel décoratif (peut-être bien celui d’un paravent), facétieux et diablement expressif (regardez son visage), perché sur une branche plutôt frêle et dessiné à l’encre de Chine. Maruyama a sans doute utilisé la technique du lavis (qui nous rappelle que pour les Chinois, l’art premier était la calligraphie) qui apporte au tableau cet aspect vague et flou : il n’a rien d’une nature morte. Le trait, tantôt épais, tantôt presqu’allusif, renforce cette dimension. Je trouve enfin qu’il va plutôt bien avec ce haïku de Bashô :

Sur une branche nue

s’est perché un corbeau solitaire –

soir d’automne.