Nouvelles & récits


Franz Kafka, Anton Tchekhov, Raymond Carver, J.G. Ballard, Alice Munro, Annie Saumont, Francis Scott Fitzgerald, Katherine Mansfield : Kafka excepté (et peut-être Fitzgerald), aucun d’entre eux n’est connu pour ses romans. À l’inverse, certains romanciers n’ont guère excellé dans l’écriture des nouvelles – celles de Joseph Conrad ne sont que des mini-romans, les plus réussies de William Faulkner (L’Ours) des novelas.

L’art de la nouvelle est un art à part entière, qui exige de retrancher, là où le roman ajoute, développe, enrichit. Art de la concision, de la sobriété, de l’ellipse, de la faculté de brosser une atmosphère en quelques mots, de camper, avec économie, des personnages en deux, trois détails et quelques phrases. La nouvelle, arrivée à l’os de l’histoire, est un squelette qui marche vers un but bien spécifique, celui de sa chute. Entre le premier mot et cette chute, c’est un arc narratif tendu à l’extrême sur lequel nous cheminons, comme suspendu au-dessus du vide. On sait qu’à tout moment, on peut faire un pas de côté : la nouvelle n’a rien d’un long fleuve tranquille, elle relève de l’art périlleux et délicat du funambule.

Sur cette shortline, la focale du coup n’est pas la même : on avance, le regard droit devant, concentré, en toute ignorance des bas-côtés et des chemins de traverse (digressions interdites !). C’est aussi une histoire comme vue par le petit bout de la lorgnette, aussitôt ouverte aussitôt fermée, comme entraperçue, fugitive, ne laissant qu’une trace passagère et un goût d’étrangeté (la familiarité avec les personnages n’y étant pas de mise). Certaines m’ont pourtant laissé un souvenir durable – Le Coup de gigot de Roald Dahl ou L’Autoroute du sud de Julio Cortázar par exemple, ou encore Dimensions d’Alice Munro et Fougou à pleurer de T.C. Boyle, que je relis régulièrement. Elle reste pour moi la quintessence même du plaisir et de la gourmandise transposés en littérature.

Dans un texte court publié en 1996 par les éditions L’Inventaire (Un souvenir de Lampedusa, écrit en 1962), Francesco Orlando nous parle de la distinction que faisait Lampedusa (l’auteur du Guépard), entre écrivains « gras » (qui expriment tous les aspects et toutes les nuances de leur sujet) et écrivains « maigres » (défenseurs d’un art savant et allusif, celui de la « sobriété évocatrice », de la concision, de la sécheresse, pour qui « le non-dit est plus succulent que l’exprimé », sollicitant chez le lecteur la faculté de lire entre les lignes). Lampedusa nourrissait une fascination pour les « maigres », et même pour les « supermaigres », Mallarmé et la Rochefoucauld par exemple, lui-même se plaçant dans l’autre catégorie. Ce qui explique cette fascination : voyons-y, écrit Orlando, « un hommage à un idéal qui reste théorique parce que stérile, parce qu’il correspond à une sorte de négatif de soi-même, de ce que l’on voudrait faire et qu’on ne fera pas ».

La nouvelle relève d’un art qui, je l’avoue, ne m’est pas naturel. Elle reste cependant pour moi le meilleur exercice pour penser contre soi, et pour ne pas passer deux ans sur un texte. Si le roman est une course de longue haleine qui te rince, te lessive, finissant même par grignoter jusqu’aux graisses stockées dans les muscles (le fameux « mur du marathon »), la nouvelle serait plutôt, non pas un sprint, mais du saut en hauteur ou du triple saut : un coup, un seul, où prime la technique. Si tu te demandes, cher lecteur, ce qu’elle t’apportera, eh bien, outre ce que j’ai déjà dit plus haut, elle t’apprendra donc à dégraisser, pour densifier ton récit et du même coup lui conférer une célérité que le roman ne côtoie que rarement. Densité et vitesse : voilà ce qu’il te faudra travailler.

Parfois, il n’y a pas de chute. Dans une fenêtre passe simplement un personnage, pas nécessairement identifiable – une figure, anonyme, de notre vie quotidienne (comme chez Annie Saumont ou Raymond Carver) dont l’auteur nous offre une tranche de vie.

Une nouvelle, même réduite au plus simple, peut être efficace. Pensons aux nouvelles de trois lignes de Félix Fénéon, ou à la microfiction. Vous a-t-on déjà parlé de la nouvelle la plus courte du monde ? J’ai eu droit quant à moi à deux versions. Voici la première. « Quand il se réveilla, le dinosaure était toujours là » (c’est une micronouvelle du guatémaltèque Augusto Monterroso). Voici la seconde (plus courte en effet), attribuée, à tort, à Ernest Heminghway : « For sale, baby shoes, never worm » (que l’on peut traduire par : « A vendre : chaussures de nourrisson, jamais portées. »). À nous d’imaginer le reste.