Zoopolis


26 lettres pour dire le monde, 26 mots pour dessiner une trame, quoi de mieux qu’un abécédaire pour vous faire entrer dans ce roman ? Commençons, eh bien… par le commencement ? A comme :

Amazonie : bassin, forêt, poumon, mythe. Habitée depuis des milliers d’années, sans doute depuis le néolithique, en tout cas bien avant l’arrivée des conquistadors, qui sont à l’origine de cette image d’un territoire agressif et inhospitalier – y cheminer en armure ne devait pas être aisé. Les différents peuples amérindiens qui l’habitent ne la considèrent en aucun cas comme hostile. Ils vivent en symbiose avec elle, la respecte, la protège, la remercie : c’est pour eux une entité vivante, au sein duquel subsistent un peu partout (du moins autour du village d’Irowa) des jardins, que la végétation a recouverts en partie ou totalement, mais où ont poussé des espèces domestiquées. Ces peuples sont tous originaires de la :
Béringie : il y a plus de 15.000 ans, pendant la dernière glaciation, le détroit de Béring était à découvert. C’est par ici qu’homo sapiens, accompagné de chiens (des loups apprivoisés), est entré sur cet immense territoire que certains ont appelé l’Île-Tortue, d’autres plus tard l’Amérique. Sans doute y avait-il aussi des
Corneilles (corvus corone). Ce corvidé, que l’on sait espiègle et facétieux, est, dans certaines cultures (notamment les peuples autochtones d’Amérique du Nord), un personnage mythique, insolent et blagueur, le trickster (c’est bien lui d’ailleurs que vous retrouverez sur son arbre haut perché dans le square René-Viviani). Ce pont de glace a fondu, suite au réchauffement qui a suivi la dernière glaciation, un réchauffement qui était bien différent du
Dérèglement climatique, que nous vivons aujourd’hui. L’
Épidémie, ou plutôt la pandémie en cours, étant un des conséquences de ce dérèglement. Mots associés :  Covid, confinement. Faut-il ajouter autre chose ?

F comme Féminisme – et plus précisément les collages féministes qui depuis 2016, sur les murs de Paris d’abord, dénoncent les féminicides et les violences sexistes et sexuelles – ou comme Fourmis : sans doute les premières à avoir « senti » la maladie (fictive) du vieux-rob nier, qui sera le point de départ d’une histoire plus vaste, d’un enjeu plus
Global, un autre terme pour signifier ce qui est relatif au monde entier, à la planète, en tant que globe terrestre. Synonyme de mondialisation. La défense des peuples indigènes qui, partout dans le monde, en Indonésie, au Cameroun, en Tchoukotka, en Australie, au Brésil, sont menacés, devient, elle aussi, sous la houlette d’Irowa Béothuk, mondiale : parler d’une seule voix pour dénoncer et lutter contre l’extermination univoque des peuples-racines et des forêts primaires par ce rouleau compresseur qui depuis 1850 ne cesse d’avancer, écrasant tout sur son passage, imposant aussi sa vision et sa version de l’Histoire. A propos d’
Histoires : il s’agit de prendre au sérieux la proposition d’Anna Tsing de fabriquer de nouvelles histoires où les espèces s’entremêlent, où les humains n’en sont pas nécessairement le centre – en trois mots de désanthropiser le récit. Il s’agit aussi d’intégrer à ces histoires l’idée très concrète que fabriquer des mondes n’est pas réservé aux humains (voir Umwelt plus bas) – de déplacer les points de vue, de les multiplier. Il s’agit enfin d’intégrer toutes les espèces à nos paysages, à nos images mentales, bref, à notre représentation du monde, mais aussi de respecter le point de vue d’autres cultures, celle par exemple de ce jeune indien yanomami,
Irowa Béothuk, surdoué, botaniste et professeur d’université, qui appartient à la nouvelle génération des leaders indigènes. Irowa tient son nom du singe-hurleur (iro), tout comme le robinier celui de :
Jean Robin : Linné visite le Jardin des Plantes en 1638, où se tient encore aujourd’hui un rejeton du robinier du square Viviani, et se souviendra de Jean Robin, en attribuant au robinier son nom savant : robinia pseudoacacia. Irowa est du même peuple que :
Kopenawa (Davi), chamane yanomami, qui lutte depuis 1989 pour la préservation du territoire yanomami, dont la démarcation, loin d’empêcher l’intrusion massive d’orpailleurs clandestins, a été reconnue en 1992. En collaboration étroite avec Bruce Albert, il a publié en 2010 son autobiographie, La Chute du Ciel, dans la collection Terre Humaine : un très grand livre où il nous détaille sa vision du monde et les valeurs qui sous-tendent la vie de son peuple.

Léo : lycéen, ami de Zoé. Participe à quelques actions en sa compagnie. Personnage secondaire mais important. Participe sans nul doute à sa mue, tout comme :
Melody, elle aussi lycéenne. Meilleure amie de Zoé, peut-être son alter ego.

Naturaliste (audio) : preneur.euse de sons, spécialisé.e dans les sons de la nature ou de tout son naturel (comme celui d’un virus par exemple). La nuit passée au cœur de la forêt amazonienne est pour Solène une aubaine.

Œuf : crâne d’œuf. Pour les yanomamis, la forêt est la chevelure de la terre, qui, quand la dernière forêt aura été décimé, deviendra sèche, aride, poussiéreuse et lisse. Comme l’œuf de Colomb.

Papillon : c’est un vieux chat qui contre toute attente ne vole pas, et qui chaque jour sort se promener dans Paris. Une partie de cette histoire est envisagée de son point de vue.

Que fait la police (dans cette histoire) ? : vous le saurez à la fin.

Robinier : le plus vieil arbre de Paris est un robinier, planté en 1602, par Jean Robin. Il est situé dans le 4e arrondissement, en bord de Seine, juste en face (mais sur l’autre rive) de Notre-Dame, exactement dans le :

Square René-Viviani, créé en 1930. Ce robinier a alors 328 ans. Il en a aujourd’hui 420. De quelle manière a-t-il traversé ces quatre siècles ? Quelle Histoire de son point de vue ?

Tchoukotka ou Terre de Feu : l’action se situe pour l’essentiel à Paris et en Amazonie, mais vous aurez l’occasion de longer le détroit de Béring (et d’y visiter un site chamanique semblable à Stonehenge) et de faire du vélo en Terre de Feu. Et même à Paris, vous serez dépaysé : vous déambulerez dans les rues désertes (confinement oblige) comme si vous étiez un chat, et vous écouterez le baratin d’un couple de corneilles.

Umwelt : ce n’est pas un gros mot et c’est même un mot qui a de l’avenir, qui ne cessera dans les décennies à venir d’accroître son aura. Un jour, tout le monde saura ce qu’il signifie. C’est un terme qu’a créé Jakob von Uexküll et qu’utilise certains éthologues (mais pas tous) pour décrire l’univers perceptif de chacune des espèces (les chiens et les chats entendent les ultrasons, pas nous par exemple). On peut le traduire par monde : le monde que chaque espèce tisse avec les facultés perceptives qui lui sont données. Ceux des oiseaux, insectes et autres animaux, plantes et arbres dont nous partageons le territoire par exemple. C’est pour un écrivain une notion importante quand on épouse le point de vue d’un personnage non-humain. Et l’umwelt d’un arbre, me direz-vous ?

Vulpes Vulpes : autrement nommé renard. Un couple de renards s’est installé au début du confinement dans le cimetière du Père-Lachaise. Trois renardeaux y sont nés en avril 2020. Il se pourrait bien que Papillon, le chat qui vit avec Zoé, les ait croisés…

W : ni wagon, ni wapiti dans ce roman. Pas mal de What’s the fuck en revanche.

Xingu : rien à voir avec Xanadu. Le nom d’un peuple (qui regroupe seize tribus amérindiennes), d’une rivière et d’une région, qui est en passe de devenir, à force de déforestation, une savane arborée. Et ce malgré tous les efforts du grand chef Raoni Mektutire, une des premières figures importantes des luttes indigènes, tout comme Davi Kopenawa, qui lui est, je vous le rappelle,
Yanomami : peuple amérindien, vivant à la lisière du Brésil et du Venezuela. Population de 32.000 personnes environ. Leur territoire subit, et ce de manière quasi ininterrompue depuis 1989, malgré tous leurs efforts, l’invasion d’orpailleurs clandestins.

Zoopolis : c’est le titre de ce roman. C’est aussi la ville de la vie sous toutes ses formes, animale, végétale, minérale, et la ville de Zoé, une lycéenne de 16 ans. Elle est le lien entre tous les mots de cet abécédaire et le personnage principal de ce roman. Une nouvelle Greta Thunberg peut-être, une adolescente, c’est certain, qui le temps d’un confinement, modifie son paradigme personnel tout en devenant une jeune femme.

Zoopolis : de l’Amazonie à Zoé, 26 mots pour écrire cette histoire, qui est d’abord l’histoire d’un film avorté : en se rendant à Boa Vista (Brésil) puis dans la forêt amazonienne pour le tournage d’un documentaire sur Irowa Béothuk, un jeune leader indigène (qui a pour projet fou de fédérer les peuples autochtones de la planète), Cornelia ne se doute pas que son issue sera tragique.
C’est sa fille, Zoé, qui profitant du confinement (et d’un travail scolaire, dans lequel elle imagine quelle vie a pu avoir cet arbre – la fameuse crue de 1910 a du coup évidemment plus d’importance pour lui que la Révolution Française) pour se lier d’amitié (mais se lie-t-on d’amitié à un arbre ?) au robinier du square Viviani, le plus vieil arbre de Paris, va en quelque sorte reprendre le flambeau, et devenir une des figures centrales de la lutte pour le climat en inaugurant une série de « collages », qui font l’objet de stories sur Instagram. 

Bâtie sur une trame narrative tout à la fois cohérente, sobre et enlevée (qui nous mène à un final cocasse et non dénué d’espoir), sur une écriture claire et précise, cette fiction tente de porter un regard neuf sur notre environnement urbain. Il m’a fallu me couler dans des mondes bien différents pour l’écrire. Un chat, un couple de corneilles, un renard, une lycéenne et un indien yanomami en sont les personnages principaux.
Au centre de toutes ces existences, comme un point fixe, mais bien enraciné, un arbre, ce robinier, puis des arbres, ceux de Paris, bientôt ceux du monde entier, du Gran Chaco à la Tchoukotka. Ce sont peut-être eux, au final, les personnages principaux de cette fiction, pour eux en tout cas que Zoé Sorin et Irowa Béothuk se mobilisent.

Extrait :
Au début de beaucoup d’histoires, il y a un lieu, une date et un personnage. Le personnage peut être un paysage, un animal, un moment de la journée ou un être humain. Mon personnage est au début de cette histoire une graine. Nous sommes quelque part dans les Appalaches, dans la dernière décennie du XVIe siècle. Les États-Unis d’Amérique n’existent pas encore, pas plus que sa première colonie, la Virginie.
Quelque part au sein de l’immense forêt sauvage qui couvre ces montagnes, un arbre, impossible de dire son âge, la hauteur de son houppier, l’ampleur de son tronc et l’étendue de ses racines, vit au milieu de ses congénères et des autres espèces qui peuplent la forêt. Cet arbre, sec et robuste, les cherokees qui vivent dans cette forêt depuis des siècles l’appellent kalogwehdi. Il produit des fruits en forme de haricot plat, qui abrite des graines – cinq à dix environ par gousse – dont l’enveloppe protectrice, le tégument, très dure et imperméable, lui confère la capacité de rester, jusqu’à dix ans parfois, en dormance.
On est à la lune des feuilles qui brunissent. Des nuages gris marchent lentement dans le ciel tel un troupeau de bisons qui ruminent tranquillement. Le vent venu de l’océan remue doucement le feuillage de notre arbre. Elles sont des centaines de gousses, réparties sur les branches encore feuillues de cet arbre, à attendre de tomber. D’autres jonchent déjà la terre autour de lui, certaines toutes fraîches, d’autres moins récentes, qui sont déjà quasiment enfouies dans le sol. Parmi elles, à l’abri dans une de ces gousses, notre graine. Une parmi des milliers, qui aura un destin particulier. Elle attend, encore attachée à une des branches, que bientôt, s’approchant tranquillement, un cerf vient brouter. Une feuille, deux, il les grignote, les mâchouille, la gousse qui y est attachée également (mais pas la nôtre). Pour les graines qui y étaient enfermées, le voyage commence, à bord de ce cervidé, qui maintenant s’éloigne : les feuilles de cet arbre ne sont déjà plus comestibles, pas plus que celles des arbres alentour qui mis au courant par leur voisin ont libéré à leur tour, dans leurs feuilles, un produit toxique.
Le vent se lève. Les nuages courent maintenant dans le ciel. Les arbres sont secoués. Certaines gousses, soulevées par le vent, courent sur le sol, d’autres littéralement soulevées de terre ou arrachées à leurs branches, propulsées par des rafales soudaines et portées par des courants, vont parcourir des kilomètres. C’est ainsi que, portés par le vent, la pluie, un oiseau ou un animal quadrupède, les arbres lancent leurs rejetons à la conquête d’autres territoires, pour y former de nouvelles colonies.
Notre graine est, elle, toujours solidement accrochée à sa branche. Son heure ne va plus tarder. Écoutez bien : peut-être entendrez-vous, mais ce n’est pas sûr, nous n’avons pas l’ouïe des chats, ce bruit de pas qui se rapprochent et tambourinent tout doucement sur la terre – à peine, ce ne sont que des battements de cœur. Les pas se rapprochent. On voit bientôt apparaître, au détour d’un bosquet de pins, un indien, sans doute cherokee ou algonquin. Il s’arrête au pied de notre arbre, sort sa besace, lève la tête, observe la multitude de fruits qui parsèment les branches et en cueille, parmi celles à portée de main, les plus belles. Cet homme les transmettra à qui de droit, sans doute un des employés de la Virginia Company, qui les déposera dans un entrepôt, puis quelques jours, quelques semaines plus tard, à bord d’un vaisseau.
Voilà notre graine au seuil d’une folle épopée, à l’aube d’accomplir son destin, un destin hors du commun : elle part à cet instant à la conquête de l’Europe.