Papier-Machine


Les deux nouvelles suivantes ont été écrites pour la revue inventive, singulière, belge et semestrielle Papier-Machine. Celle publiée dans le numéro 7 avait pour rédacteur en chef le mot Éponge. La seconde a été écrite sous la bienveillance du mot Corne.


Un des personnages principaux de Pas-Touche est une éponge, neofibularia nolitangere (ce second terme signifiant, littéralement, en latin, « ne touche pas » – au contact avec la peau, cette éponge, toxique provoque des brûlures qui durent plusieurs jours, des sensations d’engourdissement, jusqu’à des difficultés respiratoires en cas de récidive). Elle est partie d’une idée que j’avais en tête depuis longtemps et que j’ai développée et affinée depuis : prendre au sérieux la proposition d’Anna Tsing en fabriquant de nouvelles histoires où les espèces s’entremêlent, où les humains n’en sont pas nécessairement le centre – en trois mots de désanthropiser le récit. Écrire des textes en me mettant à la place de personnes non-humaines, en utilisant comme outil le concept d’umwelt (je vous renvoie à la page de Zoopolis). En bref, de m’atteler à l’écriture d’écofictions. C’est un texte expérimental, proche du poème, où le sens du texte, qui ne se donne pas d’emblée, se construit en lien avec la manière de percevoir de l’espèce concernée. La difficulté étant : quel langage pour une éponge, une langouste des Caraïbes, un banc de chinchards, un groupe de dauphins ? Quel umwelt ? Quelles préoccupations ?
Sur le site (ou plutôt le spot) où se déroule cette nouvelle, l’Anse Caffard, en Martinique, se tient un mémorial, Cap 110, érigé à l’initiative de la commune du Diamant lors du 150e anniversaire de l’abolition de l’esclavage, en 1998, en mémoire du naufrage d’un navire négrier, qui vint s’échouer sur les récifs de cette même anse dans la nuit du 8 au 9 avril 1830. Pour information, cette nouvelle fut pour moi l’embryon d’un roman qui verra le jour en 2024.

Pas-Touche

« Quand un homme a la mer pour cercueil
La création entière vient à ses funérailles. »
(Charles Olson, Poèmes de Maximus)

(neofibularia nolitangere)

*

(panulirus argus)

une cache       trouver une cache      trouver une cache et s’y enfouir     sous une roche dans le sable       trouver une cache sous une roche et s’enfouir dans le sable       ma carapace devant          un leurre                     maintenant                 à l’étroit              en changer maintenant                     la laisser devant     à l’abri        se mettre à l’abri   

                                                                                                          où ?

une cache       trouver une cache    à l’écart     sous une roche   creuser creuser   hop hop   sous le sable   

puis s’enfouir siffler                ça les égare

                                                           pas là toute-plate remue le sable

                                                                                                                    ici

                                                                                                                      voilà

à l’abri des courants et des couloirs
grandes-dents n’y viendra pas
six–bras n’y viendra pas
toute-plate n’y reste pas
cinq-doigts ne gênera pas
qui-pique ne gênera pas

rien  vite vite personne

d’abord      la tête       les pattes        rhhâââhhh      les antennes              ma carapace     se

tache              

nu

vite

creuser
s’enfouir
siffler

                                                           qué ?    QUÉ ?

bouge
ça BOUGE     !!
ça bouge dans les fils-verts

une chose tombe       une chose tombe sur le fond
particules de sable en suspension dans l’eau

Une autre.
Une autre.
Une autre.
c’est lourd

beaucoup de sable dans l’eau on ne voit plus rien.

tROU

*

(trachurus trachurus, en multitude)

qu’il y-a-t-il                   entendu comme un bruit sourd
plououssshhh ! eh ! quoi !         tombent ! corps trois      groupés ! on reste groupés !

trombe             bulles sable mousse                     sillage blanc et rouge       corps  quatre  oh  aïe aïe   au fond       sur les mousses-oranges au fond

ça vient d’en haut
ça vient d’en haut là où il n’y a pas d’eau

                                   on se resserre                                                    soudés on reste soudés
en boule                       bouches-en-pointe                                             entendu leurs cris au loin           on boule on tourne

d’en haut  ça venait d’en haut                            là où il n’y a pas d’eau

silence     silence de quand six-bras remonte du noir 

cache cache laminaire                                                   roches sable algues                          pfuit pfout fuz  zig zag  virevolt                                      attendre
cachés                          lèvres-épaisses & ses laveurs                   dans les fils verts
jaunes-et-noirs    longue-longue              

chouuuff  

bruits  tapis
silence
plus personne
du gros
une ombre
gloups 
six-bras
en boule surtout on reste en boule

grandes-dents
voilà grandes-dents
         grandes-dents à jeun                   jouent              avec les corps

en boule toujours en boule   voilà  bouches-en-pointe !      deux !    trois !   quatre !  

                                   quatre bouches-en-pointe !

*

(delphinus delphis)

entends-tu            une bande d’argentés, à deux minutes            oui j’entends                       on  les saute ?    on les saute !        j’entends d’autres bruits au loin aussi ce n’est pas la tempête c’est autre chose c’est quoi d’après toi ? dehors ça vient de dehors je crois                                                 grandes-dents   sont deux       longue-longue     bandargentés se sont mis en boule  on fait quoi          on fonce dans le tas comme d’habitude                             ok tu prends à gauche je les dégomme par en-dessous on les remonte                                           

j’en ai eu plein                                   moi aussi                                          c’est quoi  alors                   ce sont les lézom dehors        lézom un bateau  plein ils s’agitent   un peu en haut  et du ventre ça vient surtout du ventre du bateau                                                          gloups hap  dans le mille                 bien joué      vas-y par la gauche je les enfonce par la droite

des cris                  oui j’entends                       attention ils se reforment      on plonge on fonce pour les disperser !
les cris viennent du ventre          veulent sauter sur le pont                      lézom deux les empêchent de monter
t’en as eu combien              sais pas me suis goinfré                     les cris plus fort   oui   je sens de la peur lézom en dedans de la peur      & un autre bruit  cliquetis         c’est quoi d’après toi                                        ça y est je sais ils ont des choses aux pieds  qui les empêchent de monter          peur de tomber  lézom trois dans le ventre ont déjà essayé   maintenant sur le sable  au fond avec grandes-dents                     je vois                    regarde le bateau penche

                              à l’envers !  le bateau presque à l’envers !  lézom dans le ventre  ils ne peuvent pas sortir                     aidons-les             comment  comment          

                              regarde lézom tomber   deux trois quatre de plus   encore        

par-dessus bord

corps noir            blanc      noir                                      sur le fond            sur le fond            blanc noir noir noir

                                                           grandes-dents  voilà  grandes-dents un de plus  un autre

               rhhââ  hurl  arrghh     des cracs   le bateau sur les rochers                        comment les aider               sont attachés   sont attachés             ceux au fond        ne respirent plus                                rien on ne peut rien

                                                                          viens  on ne peut rien

*

(homo sapiens)

allez les genoux  plie bien les genoux   é-qui-li-bre  faut que je garde  l’é    qui   li   brreeeee    plouf      trop marre      je sors de l’eau                         tiens une vieille dame sur le bord elle ne m’a pas vu           je vais aller voir ces sculptures moi aussi                  massives que des bustes je me demande ce qu’elles regardent            allez mon paddle ici contre ce rocher la rame là    et hop je monte  hooouuu ça y est  punaise impression d’avoir cent ans      on voit bien la plage d’ici la Dizac aussi                où qu’elle est la vieille  elle est partie ?             dix au moins quatorze quinze impressionnantes ces statues elles font bloc on dirait qu’elles sont disposées  en triangle rienadire çapète    je vais sans doute en savoir plus avec ces panneaux      alors que disent-ils     Mémorial de l’Anse Caffard    puté l’hallu  un naufrage ici  1830   8 avril 1830 nombreux morts   noyés   quand même des survivants    86 dont 60 femmes sauvés par les nègres de l’habitation Latournelle  voit pas où c’est    ah si tiens c’est devenu l’habitation Dizac après   merde ! c’est mon hôtel !  trop fort ça                Bonjour jeune homme ! (sursaut)  Avez-vous besoin d’aide ?              Euh… Non… Bonjour madame, enfin je ne sais pas… ce naufrage, les statues… vous… vous savez ce qu’elles regardent ?   

 (plus tard)

non mais j’ai du passer vraiment pour un débile   « vous savez ce qu’elles regardent ? » avec ma voix chevrotante là  et puis c’était marqué sur le panneau   le golfe de Guinée oui bien sûr   elle connaissait son sujet la vieille    m’a tenu combien  au moins dix minutes non ?   il faut dire qu’elle est pas banale son histoire   et puis cette transmission orale les anciens qui la racontaient ça l’est encore moins     et moi… non mais quel con ! la petite et la grande histoire qui se mêlent pourquoi pas la minuscule et la majuscule non plus ?     je me demande quel âge avait son arrière grand-père quand il a participé au sauvetage des naufragés         par contre les corps recouverts de traces rouges intenses, les survivants qui avaient souffert d’intenses brûlures  je sais pas si ça tient son truc        tu visualises le coup toi  tu plonges et tu remontes cramé !     si c’est vrai ils doivent en voir un paquet de plongeurs à l’hôpital de Fort-de-France    ceci dit l’interne qui lui a donné l’info devait savoir de quoi il parlait             bon portable  l’ai mis où   ah oui ici    doit rien capter ici    ah si  alors gougueule comment elle a dit pour les brûlures ah oui pas-touche  alors é-pon-ge pas-touche   résultats  ah voilà  neofibularia nolitangere   ouais corps-du-Christtttttt ne-me-touche-pas  tâches massives    brunes orangées   bosselées parfois  OK  …ok… ah voilà  au contact avec la peau, cette éponge provoque des brûlures qui durent plusieurs jours  on y est   et même des sensations d’engourdissement !  et en cas de récidive des difficultés respiratoires !!   ouah chaud l’éponge… une vraie dure à cuire     et ils disent quoi eux  quasiment la même chose  ah non  à certains endroits peuvent même avoir de larges cheminées exhalantes 

veux en avoir le cœur net                    Allez hop  tuba lunettes palmes

paddle pagaie   et ploc comme la grenouille       rame               dans 50 m                    là      plonge

   lumière   bleue   rubans verts                        trop beau devrait faire de la plongée moi    sable  mue pas un crabe une langouste ?    raie    ô  rayés jaunes-et-noirs                                  ORANGE  taches oranges  merde  l’avait raison  taches oranges partout  mousse     plus d’air bientôt     oucchh rocher pas vu   rrroucch    me suis brûlé    c’est pas des conneries  j’en suis sûr maintenant c’est ce qui s’appelle plonger dans l’histoire                   remonte faut que j’remonte

Cette nouvelle n’aurait sans doute pas vu le jour sans la proposition de Papier Machine, qui pour son numéro 8 a confié les clés du camion au mot « Corne ».
Du désert sous la lune est un texte d’anticipation. En 2418, en quête de la définition d’un mot énigmatique, « corne-de-gazelle », un groupe de chercheurs monte une expédition quasi archéologique dans le but de trouver un dictionnaire – je veux dire un véritable dictionnaire, matériel, constitué de vraies feuilles – dont il existe peut-être, quelque part, encore un exemplaire.

Du désert sous la lune

Post du 15/12/2418, 15h02

Hola Ruan,
C’est Ari. Désolé, j’ai la voix enrouée. Trop de pop-up-foil, hier soir.
Je suis bien content d’avoir eu de tes nouvelles. Nous avons bien survécu à l’ouragan du début de l’année. La routine. Ici le désert avance bien, merci. D’ici peu je pourrai me lancer dans ma production de cactus. Ce sera une réserve d’eau bien précieuse qui sera, ma foi (et dans le foie, tu le sais mieux que moi, histoire de gènes et d’ADN, c’est toujours la première souche qui compte), la bienvenue.
Je me souviens de Young, je l’ai croisé une fois sur le RZO, il menait de front deux conversations, l’une dans un dialecte thaï, l’autre en gaélique. J’ai déjà vu ce genre de partition mentale chez un 180.
Pour répondre à ta question – et à la sienne, je ne sais pas d’où vient ce terme « corne-de-gazelle ou gazel », je ne sais pas vraiment comment l’orthographier.
Pour répondre à ta question – et à la sienne -, je ne sais pas d’où vient ce terme « corne-de-gazelle ou gazel », je ne sais pas vraiment comment l’orthographier.
Je vais tenter de me renseigner plus amplement. Houlai.

Post du 15/12/2418, 17h38.

Saluton Ari,
Je n’ai eu ton message que tardivement. Mon transcripteur mental a des vapeurs, j’ai dû me déconnecter et activer la fonction vocale pour l’écouter. Tu avais l’air ruiné. Arrête le pop-up-foil, mec, ça dézingue les neurones.
Si tu trouves un opuntia, une espèce de cactus qui poussait autrefois en Australie, mets m’en un de côté. Ce nom m’intrigue. Bob m’assure que la \ga.zɛl\ était une herbe du littoral, qui aurait disparu à la suite de la Grande Marée. Je me méfie des déclarations de Bob, souvent noyé par ses lubies.  Il semblait néanmoins sûr de lui et

– Salut Ruan, je t’interromps.
– Ah salut Ari.
– Mon p’tit coco, ses herbes, ton Bob peut les ruminer tout seul. Ça y est, j’ai trouvé. Eurêka, comme disait l’autre !
Qui ça ?
– Ben l’archimède… l’archimède de Rome…  Bon, j’ai une piste.  Le \ga.zɛl\ serait une contraction de gaz naturel, je te parle de l’époque des chasseurs-cueilleurs où l’on pouvait, grâce aux extracteurs de poche, le ramasser dans la nature. J’ai dégotté ça sur une base du siècle dernier. Le terme serait tombé en désuétude vers 2150, puis réhabiliter et détourner pour désigner les gaz de fermentation de toutes sortes.
– Ouais. À mon avis, c’est un homonyme. Je verrai avec Young…
– Où a-t-il déniché ça ?
– Je ne sais pas, d’une archive sonore je crois. Ce qui est certain, c’est que son intérêt vire à l’obsession. Il ne nous lâche plus, et son enthousiasme semble partagé en haut lieu. À part ça, ton transcripteur ?
– Il assure être incompatible à l’esperanto, retranscrit une partie des textes en mandarin du XVIIe, me prête les pensées d’un chimpanzé, mais à part ça tout baigne, j’ai pu me reconnecter… Bon, et toi ?
T’inquiète. J’ai pris rendez-vous chez le popologue pour une greffe de neurones. Il a fait un prélèvement hier. J’attends ses analyses. Allez, brutcho.
– OK. Brutcho.

Post du 15/12/2418, 19h07

Salut à tous les deux,
C’est Swal. Je suis un shlum de Sinto, des Langues-Am.
J’ai vu dans le RZO l’archive de votre dernier spot. Je suis de l’avis d’Ari. C’est sans doute un faux-ami, un traître même si vous voulez, comme dans cornichon qui mal y panse (le proverbe niçois) : rien à voir avec le vrai cornichon, qui est un légume que l’on mangeait autrefois en condiment. Je dois avouer cependant que l’échappée – et la part laissée à l’imagination – était belle et audacieuse. L’idée de la métaphore me semble intéressante.
Ce type de mot n’est pas très courant dans les langues américaines primitives. J’en ai malgré tout discuté avec Sam, ma responsable d’équipe. Nous ne sommes pas d’accord, mais ça pourra peut-être vous aider. Elle pense que ce pourrait être un animal mythique, un peu comme la licorne, ou le cornard (appelé parfois cocu). Il semble qu’un dénommé Molière – sans doute un naturaliste ou un fabuliste – l’évoque à plusieurs reprises dans ses ouvrages. Aucune occurrence dans le RZO. Trop vieux sans doute.
Je partirais quant à moi plutôt sur une métaphore, du type cornichon justement, ou encornet, corne de cerf ou cornegidouille, un juron autrefois utilisé par les Gentils, et qui signifiait littéralement « corne de bedaine ». C’est en tout cas une certitude : la corne-de-\ga.zɛl\ a pour moi la forme d’une corne. Nous serions bel et bien en présence d’une analogie. Ce pourrait être aussi par exemple un instrument de musique, comme la corne de brume. Arriverdé.

Post du 15/12/2418, 20h16

– Salut Swal, Tu me captes ?
5 sur 5 !
– Young a du nouveau. Il arrive
Je l’entends.
– Saluton al ĉiuj,
Saluton Young. Ça va ?
– Ça va, ça va… Cette foutue corne, je n’en peux plus… Elle reste insaisissable. Je ne sais pas par quel bout la prendre. Tant que nous ne saurons pas ce qu’est un ou une \ga.zɛl\– ou que nous n’aurons pas au moins une idée de son contexte d’usage -, on ne saura pas où placer le focus. Au Siège, ils me mettent la pression.
– T’inquiète, mec, on trouvera.
– Ouais. Sûr. Sinto a raison. J’en fais une affaire perso.
Je vous remercie. Je me suis connecté en cours de route, mais CQ3 mon assistant m’a fait un historique des spots disponibles sur le RZO. J’ai recoupé toutes les infos que j’ai pu récolter à droite à gauche. L’intuition de Swal était bonne, c’est sans doute un objet qui a la forme d’une corne. Je pense qu’on est sur un type de mot analogique, d’avant la Datazère. Du coup, j’ai reconfiguré mon algorithme en fonction : c’est de l’ancien français.
– De l’ancien français ?
– Oui je sais, ça paraît surprenant. Celui que l’on parlait dans quelques régions européennes bien avant que le français classique ne soit instauré.
– Ça remonte à quand du coup ?
– 2100 à peu près.
– Et alors ?
Le français classique a cessé d’être une langue administrative en 2105. Elle a été parlée encore pendant des décennies, avant de disparaître peu à peu, d’abord comme langue usuelle, puis comme dialecte local. Elle est encore entendue ici et là, dans certains quartiers de Paris isolés – ceux sécurisés du Granwest notamment – jusqu’en 2200. C’est dans secteur qu’il faudrait chercher.
– Mais chercher quoi ?
Un dictionnaire. Un dictionnaire local, oublié dans une vieille base de données.
– Ouais. Pas gagné…
Tu as lancé un mouchard ?
– CQ3 vient de le faire. Il a lancé un mouchard et posté une demande sur le RZO. Je vous tiens au courant.

Post du 16/12/2418, 00h23

Je viens d’avoir une réponse du RZO.
Je voulais vous en parler. J’ai vu sur vos agendas que vous étiez tous libres demain juste avant midi. Je me connecterai à l’interface à cette heure-là.

Post du 16/12/2418, 11h48

– Saluton al ĉiuj
Saluton Young
– Tout le monde est là ? Bon. Je n’ai pas de bonnes nouvelles. Les bases de données n’ont rien donné. Le terme avait déjà dû disparaître, ou peut-être était-il simplement de nature trop vernaculaire pour figurer dans les dictionnaires.
On fait quoi alors ?
– On continue. La zone de recherche ne change pas, mais nous cherchons désormais un dictionnaire physique… je veux dire… en papier, fait avec du vrai bois…
Hein ?
– Je comprends ton étonnement, Sinto. Il semblerait que ce ne soit pas un mythe… J’ai consulté une biblio-archéologue. Il en existerait peut-être encore un ou deux exemplaires, en ancienne France, dans une zone appelée autrefois la Transilienne. Le site est une ancienne bibliothèque, située au bord d’un fleuve. De ce que j’en sais, les façades en verre n’auraient pas survécu aux tempêtes de sable, mais, ma source est formelle sur ce point, les archives et une partie des livres avaient étaient enterrés. Selon elle, les probabilités que nous le trouvions sont élevées. Les conditions de stockage étaient optimum.
Comment être certains que personne ne sera passé avant nous ?
– Pour une bonne et simple raison. Vous pouvez ranger vos casques de Recherche Virtuelle. Cette zone n’est pas balayée par le RZO. J’ai essayé de m’y rendre : je n’ai fait que longer la lisière sans pouvoir y pénétrer.
On pourrait peut-être lancer un drone physique, le piloter à distance serait un jeu d’enfant… J’imagine que dans cette zone les ondes cérébrales ne devraient pas être trop brouillées.
– Tu as raison sans aucun doute, mais c’est impossible.
Ah ?
– Là où nous devons chercher les robots n’a pas accès. Il doit s’agir d’une zone hautement contaminée, ou d’une zone Top secret, placée sous la juridiction des Armées Européennes. Je n’en sais pas plus pour l’instant. Ajouté au fait que le décryptage de ce mot composé « corne-de-\ga.zɛl\ » pourrait constituer une avancée considérable d’un point de vue scientifique, vous avez compris que dans le cas où nous mettions la main ce dictionnaire, nous serions en possession d’une relique inestimable… Je ne vous cache pas que le Siège en a fait sa priorité…Bref, ils sont prêts à monter une expédition… L’autorisation d’entrée sur le territoire est en cours.
– ….    …
– Chacun est libre d’y participer, cela va de soi. Je ne peux évidemment pas vous pousser à en faire partie. Ça ne relève en aucun cas de vos attributions. Les Langues-Mo ont engagé des chercheurs, des linguistes, pas des mercenaires. Vous avez quelques jours devant vous, le temps que nous montions cette expédition, dont je serai bien entendu. Je me tiens à votre disposition. Bonan tagon al ĉiuj.

Archive postée sur le RZO le 15/06/2429, par Sara Ngemwa.

C’était en 2418. Je fus de ceux qui participèrent à l’expédition « Libernation ». C’est Young Kunta Kol lui-même qui me contacta. Il n’était pas encore célèbre à cette époque et pour cause, puisque cette expédition fut à l’origine de la découverte qui fit de lui un chercheur renommé.
Nous étions quatre. Young, moi-même, Sinto Luz, un linguiste des Langues-Mo, et enfin, Helena Sigueira, une biblio-archéologue, qui malgré sa peur et le danger inhérent à l’expédition, fut comme moi incapable de refuser cette opportunité – ni plus ni moins l’aboutissement, le rêve d’une vie de chercheuse.
Nous partîmes le 27 décembre 2418 en début de matinée. Un drone nous déposa en lisière de la Zone E34, un territoire de 3500 km2, contaminé – entre autres – à l’uranium « appauvri », hautement radioactif, et interdit au public depuis plus de cinquante ans. Cette zone était devenue depuis une prison à ciel ouvert, au sein de laquelle nous devions dénicher un livre, en voie de décomposition dans une salle souterraine.
Pour des raisons de sécurité, nous n’eûmes pas l’autorisation de survoler le territoire. On nous affecta un véhicule tout-terrain, et Alex Bool, un militaire engagé, nous avait-on dit, pour son sens affuté du terrain (tuer un homme à mains nues par exemple).
Franchir le poste de contrôle ne fut qu’une formalité. La muraille d’enceinte nous parut, de ce côté-ci, comme l’ultime survivance d’une civilisation perdue. Les routes défoncées, pleines de nids-de-poule, de sable, de touffes d’herbes, étaient jonchées d’objets divers. Nous pûmes apercevoir un sanglier et trois chevreuils s’enfuir à notre approche, admirer une bande d’aigrettes et un faucon s’envoler, quelques silhouettes humaines se découper au loin dans le paysage ; nous traversâmes des villages abandonnés, des zones industrielles désertes, recouvertes de publicités désuètes, ne roulant qu’à vitesse modérée pour pouvoir observer à droite, à gauche.
Ce n’était pas le paysage d’apocalypse que nous avions imaginé. La végétation luxuriante, exubérante, avait repris ses droits un peu partout, jusqu’au cœur des villes, minant le béton, crevant le bitume, les toits et les chaussées.
Ce n’était pas non plus la vie sauvage que nous attendions, celle d’hommes revenus à l’état naturel. La plupart de l’ancien tissu urbain était en déshérence, mais ici et là des foyers de vie, des communautés d’hommes, de microcités même parfois, avec ses corps de métier, sa vie sociale, ses infrastructures, même sommaires (électricité et eau courante par exemple) semblaient s’être organisés.

En début d’après-midi, nous avions parcouru plus de trente km. Bool stoppa notre bahut au sommet d’une colline. Nos dosimètres n’indiquaient plus que 4,5 microsieverts par heure – exposition assez légère pour pouvoir enlever nos casques et ouvrir nos combinaisons, pour nous restaurer avant d’arpenter le terrain. Malgré sa vieille carte routière, Bool ne découvrit qu’en fin de journée ce que nous cherchions : au creux de la vallée serpentait une sorte de chemin, à peine, une ligne sinueuse et ensablée, mais de laquelle sortait une végétation qui révélait la présence souterraine d’eau. Coulait ici autrefois une rivière.
Le soir même, nous dressions le camp à quelques kilomètres en aval, en bordure de l’ancien port de commerce. Peu de temps après minuit, je pris mon quart. Ce n’est pas tant la luminescence du ciel étoilé qui m’envoûta que la profondeur du silence – le silence de cette zone, paradoxe troublant, retournée à l’état naturel, qui avait tout l’air d’une réserve et qui était l’envers d’une réserve. Tout paraissait sain et intact, et pourtant tout était contaminé, atteint autrefois jusque dans ses fondements : n’avez-vous jamais observé un échantillon de molécules fraîchement irradiées au microscope ?

Au petit matin, nous n’eûmes qu’à suivre le fleuve pour entrer dans l’ancienne Cité, déserte dans ses quartiers sud, pour arriver au terme de notre voyage. Bool se posa sur ce qui devait autrefois être un embarcadère. Young déplia sa carte. Nous nous aventurâmes alors dans les rues, en quête d’indices (un nom de rue encore lisible, un numéro, une enseigne même à moitié effacée ou de guingois) pour nous guider jusqu’en lieu saint : la façade de la tour, faite de verre et de métal, était crevée de part en part de larges brèches. Bool défonça sans peine la porte d’entrée à la hache. La Bibliothèque n’avait rien d’un sanctuaire. La lumière que semblait amplifier les baies vitrées avait comme aspiré à la paille toutes les couleurs ; la moquette, plissée, presque spongieuse, semblait avaler nos pas. Le plus compliqué fut au final de dénicher entre toutes les portes celle de l’escalier qui menait au sous-sol. Dès les premières marches, l’odeur de poussière et de moisissure nous prit à la gorge ; les murs semblaient sourdre d’une rumeur microscopique. Je posai ma torche pour installer et allumer un de nos projecteurs : ce sont des kilomètres de rayonnages de livres qui se profilèrent alors, en clair-obscur, dans notre champ de vision. Des rangées interminables de livres physiques, comme nous n’en avions jamais vues. C’est Young le premier qui osa, d’abord du bout des doigts, effleurer un des ouvrages, le caresser de l’index, avant de le faire glisser sur l’étagère pour s’en saisir : il ne put toutefois achever son geste – la reliure se délita, les pages s’effritèrent. Grignotées par la rumeur microscopique, celles des cafards, friands de papier qui fuyant la lumière se carapatent, des rongeurs qui détalent le long des plinthes, celle inaudible des termites, des poux de livres, des poissons d’argent férus de colle, de tous les champignons microscopiques enfin (plus de deux cent d’après Helena), qui s’attaquent aux documents des bibliothèques. Je ne saurais vous décrire quelle fut l’expression de Young son ouvrage en miettes à la main, balayant du regard les rangées de livres, de milliers de livres qui comme dans un mauvais rêve s’apprêtaient à tomber en miettes. Nous n’en menions pas larges. Les visages tirés, parcheminés même, par la déception, nous achevâmes malgré tout, consciencieusement, notre visite. Seul Bool (qui n’était en rien parcheminé par ce qui arrivait – Bool était un soldat, il menait ses missions sans état d’âme jusqu’à son terme) ne se laissa pas démonter. Il ouvrit chaque porte, défonça chaque armoire, méthodiquement. À chaque fois, il n’attrapait que des ouvrages qui tels des hérons cendrés dont on vient de briser les pattes, s’écroulaient, cessaient soudain de faire corps.
Au terme de deux heures acharnées de recherche, alors que nous patientions en bas de l’escalier, lui enjoignant de lâcher l’affaire, il s’arrêta enfin. Pouvions-nous venir un instant ? : une fissure verticale, trop régulière pour être accidentelle, traversait le mur. Et, regardez, il y en a une autre, ici. Ce n’est pas tout. Observez bien la paroi. Ne voyons-nous pas ces rayures, presque imperceptibles, comme fondues au mur ? Et ces petits points, ne dirait-on pas comme de petites serrures incrustées à la paroi ?
Il ne lui fallut que quelques minutes pour venir à bout de la première. Le tiroir qu’il venait d’ouvrir coulissa presque de lui-même. C’était un tiroir taillé sur mesure, qui épousait tout à fait la taille et la forme du livre qu’il abritait. Il le saisit délicatement avant de le tendre à Helena, qui ne put, elle, s’en saisir tant ses mains tremblaient. Je le fis à sa place. Je l’ouvrai, le dépliai. Le papier, certes jauni, plus fragile qu’à l’habitude, ne s’effritait pas. Le visage d’Helena, qui patientait à mes côtés, s’illumina. Elle chaussa ses gants, empoigna le livre à son tour, avec une délicatesse de joaillier, le posa sur une table, l’ouvrit, puis ôta ses gants, et fit ce que sans doute aucun de nous n’aurait fait : elle passa l’index de sa main droite sur le bout de sa langue, le posa au coin de la première page, la tourna, puis après l’avoir parcouru, le regard droit et hypnotique, recommença ce rituel, page après page.
Les murs de la Bibliothèque, comme ceux d’un crématorium, étaient constellés de petites cases, qui chacune conservait, à l’abri des éléments et de toute espèce prédatrice, un livre bien vivant.
Il nous fallut toute la journée du lendemain pour les extraire un par un de leur cachette, et remplir deux malles chacune pleine d’une centaine de livres, parmi lesquelles il n’y avait aucun dictionnaire.
La découverte de ce « gisement » fit grand bruit – publicité qui nous permit au final d’avoir le fin mot de cette histoire : celui qui nous avait mené jusque dans la zone E34, ce corne-de-\ga.zɛl\ mystérieux, qui continuait à se dérober à nos investigations.
La réponse vint contre toute attente d’un éboueur, qui tomba dans la décharge dans la Décharge du RZO sur de vieux fichiers numériques – une monographie très renseignée sur l’histoire de la traduction et de la réception des ghazels, des enregistrements sonores et une vidéo susceptible de nous intéresser. En plein désert, entouré d’arbres squelettiques ornés de milliers de pierres, un vieil homme, malingre et barbu, saute, danse, fait la roue, le trépied, et, levant les bras, tourne sur lui-même comme pour s’envoler.
Vous pouvez toujours trouver cette vidéo sur le RZO (il vous suffira de taper Jardin de Pierres[1]).
Ce film semble l’illustration et la mise en gestes parfaites du ghazel. Le ghazel un poème. Et même un poème d’amour assez courant autrefois en Perse (une région du monde située autrefois entre le  lac Persique et le désert salé iranien), un poème que l’on chantait les nuits de pleine lune en tournant d’abord sur soi-même afin de trouver l’ivresse, d’atteindre l’extase mystique et amoureuse propre à sa déclamation. La corne-de-ghazel serait du coup, ça coule de source, un accessoire amoureux, dont je vous laisse imaginer et inventer les usages qui vous iraient le mieux. Je ne vous fais pas de dessin – ce ver (d’un dénommé Hâfiz) le fera tout aussi bien, et bien mieux que moi :

Puisse mon âme être immolée à Ta Bouche,
car au jardin du regard
le Jardinier du monde n’a rien noué
de plus beau que ce Bouton de rose.


[1]https://www.youtube.com/watch?v=FAISFy9sZL4.