Friches


Vous voici sur la page de mon blob, tout à la fois carnet de bord, journal, essai, laboratoire d’idées et de formes : bref, un workshop, in progress. J’y entretiens mon désir d’écrire, j’y note des amorces de nouvelle, de roman, je reviens sur mes lectures, ma pratique d’écriture et sur les choses singulières qu’apporte la vie. Comme dans une friche : y pousse ce qu’apporte le vent, les oiseaux, les hommes etc.

J’ai commencé à laisser proliférer cette friche en 2009, à peine sorti de l’écriture de Nouveau Monde, mon premier roman. L’horizon qui se déployait devant moi me semblait alors aussi large que les zones sauvages qui se dessinaient au fond de ma tête. Ce carnet, je l’ai imaginé dès les premières lignes comme débordant, de partout, à la manière d’une joie qu’on ne pourrait contenir, qu’il déborde de ma vie, des formes canoniques, qu’il devienne monde, au gré de mon vagabondage. Laissons tout pousser, me murmurais-je, laissons tout advenir. Pas de clôtures. Pas de règles. Utopie, me direz-vous. Oui, c’est bel et bien pour moi une manière (parmi d’autres) de réenchanter le réel. En sont sortis des textes foutraques et singuliers, qui n’auraient jamais vu le jour dans d’autres circonstances.

Quand j’entre dans Friches, je sais rarement où je vais. Ce texte, je le prends par le milieu. En scrollant avec ma souris dans mon fichier, je me promène, je m’arrête sur un paragraphe, je le corrige, je l’enrichis. Je vais voir ailleurs si j’y suis, et parfois je suis étonné de ne pas y être. Je note une pensée, une autre, j’attrape au passage des connexions singulières, parfois souterraines et incongrues.
Il n’y a du coup, suivant les paragraphes, pas les mêmes tonalités, pas les mêmes vitesses ni les mêmes durées : les entrées sont multiples. C’est en ce sens un atelier. Ce qui lie tous ces fragments est sans doute mon écriture – ma manière (mes tics aussi) et la ligne de basse silencieuse qui s’en échappe, pour s’en aller jouer avec le clavier de vos neurones, et vos cordes sensibles (celles qui enfantent des sensations). C’est à mon sens la richesse de Friches. Mon plaisir.
Et c’est une vraie liberté.
Ici, je ne m’interdis rien.

Cette friche n’accepte ni ne veut de forme – ni d’yeux (ceux de Big Brother), ni mètre. Comme tout blob qui se respecte (un organisme, je vous le rappelle, capable de prendre diverses formes), c’est tout à la fois en fonction de l’humeur, des météores, du travail en cours, un journal de sensations, un essai ou de l’autofiction sous forme de fragments, un journal poétique, un laboratoire d’expérimentation où se côtoient poèmes, aphorismes, pensées longues et courtes, impersonnelles ou non, réflexions sur l’actualité, nouvelles avortées ou en devenir, textes hybrides. Il est une fenêtre ou plutôt mille fenêtres, tantôt celle mélancolique de Bernardo Soares (un des hétéronymes de Pessoa), tantôt analogue au cadre d’un réalisateur ou à la lucarne de Reverdy. C’est aussi un réservoir d’idées et de textes en croissance.

Ces carnets ne revendiquent pas de modèle mais au fil du temps, ils pourraient se rapprocher – toute envergure gardée – du Zibaldone de Giacomo Leopardi (zibaldone, dérivé de sabayon, est intraduisible, mais il pourrait signifier : « mélange, chaos écrit »). Pas de chaos pour autant – écrire est « une façon de rechercher ou de mettre de l’ordre, qui est toujours une forme de méditation » (Cees Nooteboom, un auteur néerlandais que j’affectionne). J’écoute et j’observe ce qui pousse, comme en méditation. Je fais confiance au hasard (de mes connexions neuronales) pour nourrir et peupler ma solitude : c’est ma friche comme vous diriez peut-être mon jardin, ou mon verger, ce lieu si cher à Philippe Jaccottet.
Il avait, quant à lui, intitulé ses carnets Semaison – titre qui impliquait un mouvement de dispersion, celui naturel des graines d’une plante. Il y semait, la croissance se faisait dans la multitude éparse et accueillante. Je retiens quant à moi le mouvement inverse, la convergence de l’épars vers un territoire, et je prolonge d’une certaine manière celui de Philippe Jaccottet : ce territoire accueille les graines que dispersent le vent et les météores, l’eau et les oiseaux, les renards et les sangliers, les fourmis et les hommes etc. Je m’en remets à sa fécondité naturelle.

Longtemps, j’y ai essayé des genres, des idées, des nouvelles ou des formes de texte, à cheval entre fiction et texte personnel. Il contribuait également à garder mon esprit ouvert, curieux de tout ce que la vie amenait. Lâchez tout, laissez faire : ça proliférait à la manière d’un rhizome. Mais une friche, comme le désir, comme un rhizome, ne se contrôle pas – sans quoi ce n’est plus une friche. Aussi m’est-il arrivé au fil des ans d’en perdre le fil, et au final de penser que ce lieu était devenu stérile. Pour moi, pas pour moi, ni intime, ni partagé : j’ai fini un temps par ne plus savoir pour qui pourquoi j’écrivais ce truc, et par ne plus y venir. La grâce s’était consumée. Et puis qu’y expérimenterai-je de plus, me disais-je alors ?
Cette friche a survécu. La grâce n’est plus la même qu’aux premiers jours mais le désir, quasi intact, est revenu.
Elle a maintenant plus de dix ans. Elle se porte bien. Elle deviendra d’ici quelques années une forêt, avec des connexions souterraines entre les arbres, des champignons qui font alliance avec leurs racines, des herbes et des plantes qui te montent jusqu’aux cuisses, te chatouillent les hanches, et même la poitrine, à l’intérieur de laquelle des milliers d’êtres vivants grouillent et s’épanouissent, sur laquelle comme sur la canopée d’une forêt vierge, viennent butiner guêpes, bourdons, abeilles, coccinelles, pucerons et autres bêtes à Bon Dieu.

Alors, voilà, à fréquence régulière, j’en extirperai une herbe folle, une des espèces qu’elle abrite, et je la ferai sécher sur cette page. Une manière de semaison : un véritable écrivain ne défriche pas, il vous embroussaille.

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